Une balade au Cervin (Juillet 1962)

(da Wikimedia Commons)

(de Wikimedia Commons)

SILVANO GREGOLI

Préambule

J’ai écrit dans ma vie plusieurs “histoires de montagne”, comme on dit. Toutes autobiographiques. À écrire j’en aurais encore autant, mais je ne le ferai probablement plus. Manque de temps et de motivation. Pourquoi alors, maintenant, cette histoire inédite et flambante neuve : Une balade au Cervin ? Simple : cela faisait soixante ans que je la tenais au bout de ma plume, mais je n’avais jamais eu le courage de l’écrire. Maintenant, c’est chose faite.

Contexte socio-anthropologique 

On parle ici d’un groupe de jeunes Piémontais, âgés d’une vingtaine d’années, amoureux de la montagne et alpinistes de niveau “moyen + ”. Bonne force physique, compétitivité, hormones à fleur de peau. Dans l’ensemble, les pulsions vitales de ces garçons se partageaient, équitablement, entre l’envie de passer leurs mains sur l’épiderme doux de leurs compagnes, et l’envie de passer leurs mains sur les parois rugueuses de leurs montagnes.

Membres de l’expédition

Cordée de Mondovì : Corrado et Silvano.
Cordée de Cuneo-Torino : Nino et Vittorio (Toju).

La première cordée, extravagante, était rompue aux ascensions de type III et IV. Leurs CV témoignaient en fait de traversées – maintes fois répétées – de l’arête Sigismondi à l’Argentera, des Crêtes Savoia, de l’arête Est du Viso ; des voies les plus faciles au Corno Stella, au Brec et à l’Aiguille du Chambeyron ; et puis, le Marguareis, le Pic d’Asti, le Roc la Niera… Les techniques d’escalade étaient réduites à leur plus simple expression : corde d’assurance toujours nouée à la taille, avec un simple nœud ; progression en “corde tendue”, mais souvent pas tendue du tout, et même traînée ; descentes en rappel sans aucun dispositif, c’est à dire sur la peau ; pas de baudrier, pas de casque, aucune notion d’auto assurage. La corde servait essentiellement à s’assurer que si l’un tombait, l’autre tomberait aussi.

Dans la seconde cordée, Nino représentait le variant “Cuneo” de la première. Son CV était donc similaire à ceux de la première cordée, mais un poil plus aristocratique. Il comprenait des rudiments d’auto assurage et de rares escalades exotiques avec des alpinistes venus d’ailleurs.
Vittorio (Toju), d’Ivrea, naviguait par contre à des niveaux beaucoup plus élevés : il avait grimpé sec sur les Alpes Graie, au-dessus des 4000 mètres, parfois même dans les IV+ – V. Il se réjouissait de notre acceptation de sa supériorité. Taciturne, il nous décochait parfois un sourire stéréotypé.

Ni Corrado, ni Silvano, ni Nino ne s’étaient jamais baladés du côté du Cervin. Seul Toju, des années auparavant, avait atteint la Cabane Luigi Amedeo, aujourd’hui Cabane Carrel.

Logistique

À la mi-juillet 1962, je me trouvais à San Bernolfo (Valle Stura) au camp de la FUCI : institution d’étudiants universitaires des deux sexes sous la supervision d’un prêtre. Pépinière d’amourettes, contrariées par le prêtre, et de futurs mariages, arrangés par le même.
Selon les plans, Nino et Corrado seraient venus la veille en voiture à San Bernolfo et auraient passé la nuit avec moi. Le lendemain matin nous serions partis tous les trois pour Ivrea où nous aurions embarqué à bord Vittorio (Toju) pour continuer vers Cervinia : le début de la “balade”, comme nous continuions à l’appeler.

Équipement

Bien que conscients du fait qu’on s’apprêtait à gravir “un quatre mille” aucun de nous (trois) n’avait guère réfléchi à son équipement.
Hormis Toju, dont je peux imaginer la préparation méticuleuse, les trois autres présentaient des extériorités, sinon fantasques, du moins peu conformes à la solennité de la balade qui s’annonçait. Pour moi, en plus de la classique chemise à carreaux et knickerbockers, j’avais opté pour un vieux duvet, vert pourri, déjà à moitié vidé de ses plumes ; un sac à dos avec un renfort dorsal en cuir matelassé, cousu à la machine par Fenoglio tentures de Mondovì ; les vieux crampons de Vigiu ; la corde de Vigiu pour la cordée avec Corrado ; et surtout une paire de longues culottes en laine épaisse, achetées pour l’occasion, jamais mises auparavant et jamais remises par la suite. Pas de piolet, pas de gants, pas de bonnet et pas de lunettes de soleil.
De Corrado, je ne sais rien.
De Nino, je sais avec certitude qu’il portait des knickerbockers et des longues chaussettes en laine blanche qui lui tombaient, des genoux aux chevilles, tous les trois ou quatre pas. Je peux l’affirmer car chaque fois que je me le trouvais devant, je le voyais remonter les chaussettes qui étaient tombées. Et ce, du début jusqu’à la fin de la balade. Plusieurs milliers de fois. Plus tard, j’ai appris, de lui-même, qu’en guise de coupe-vent il s’était procuré une veste en coton gris-beige avec une “poche marsupio” sur la poitrine. Sur le Cervin, ça aurait pu être utile.

La veille au soir

Alors que je me baladais dans l’enceinte de notre camping, quelqu’un me dit : « Silvano, tes amis sont arrivés. Ils sont garés dans le pré en contrebas ».
Je le vois tout de suite : Corrado avait les deux bras enveloppés dans des bandages en tissu épais, de type hospitalier “grands brûlés”, et les tenait en l’air comme dans les images du Christ bénissant.
« Corrado, qu’est-ce que tu t’es fait ?»
« Gnente, j’eu ciapà ‘n can. » (Rien, j’ai pris un chien)
« Mais quand, où, comment ? »
« Ier matin. Su ‘l Rive, ‘n Vespa. Son fame tute ‘l Rive ‘n si bràs. » (Hier matin, sur les Ripe, en Vespa. J’ai fait toutes les Ripe sur les bras)
Entre-temps, je m’étais rapproché de lui et je pouvais voir mieux. « Mais Corrado, tel que tu es, on ne peut pas aller au Cervin !»
« Sagrinte nen. Son mac di crost !» (T’inquiète, ce ne sont que des croûtes !).

Au dîner, nous avons dû lui donner à manger. Il riait : « Sagrinte nen… sagrinte nen… ».
Il a dormi avec ses vêtements. Je me demande maintenant comment il a pu faire pipi. Moi, je ne l’ai pas aidé.

Le matin du départ

On part : Nino au volant, moi sur le siège passager. Corrado, le propriétaire de la voiture – une Fiat 1100 station wagon avec porte-bagages sur le toit – confortablement assis sur la banquette arrière, les bras raidis par les bandages dans un geste de bénédiction. Nous réfléchissions tous à ce qu’on aurait pu faire. Probablement laisser Corrado à Cervinia et continuer à trois. Complications en vue. Lui, à l’arrière : « Sagrinte nen

A Ivrea, nous embarquons Toju. Je lui cède le siège passager et je m’installe à côté de Corrado. J’essaie de lui expliquer la situation, mais lui : « Sagrinte nen ».

À Valtournenche, il pleut. À Cervinia, il pleut. Le ciel est d’un gris compact et nous nous glissons dans un bar en espérant que cela s’arrête. Cela ne s’arrête pas. Café, sandwiches, beaucoup de 45 tours dans le juke-box. Des chansons trop sentimentales. Je ne sais plus qui était ma chérie à l’époque, mais je me souviens d’avoir fondu d’amour pour elle en lui offrant le Cervin conquis, même sous la pluie. Dommage, quand même, que je n’aie pas pris de casquette ! Quelle bêtise ! On ne va pas au Cervin, sous la pluie, sans casquette.

Les heures passent… 13 heures passées. Le projet d’aller passer la nuit à la Cabane Luigi Amedeo, en pleine face Sud, à 3850 m, a été abandonné depuis longtemps. Et dehors il continue à pleuvoir. Le barman nous dit qu’il pleut depuis deux jours, mais qu’une amélioration est annoncée.

En route vers le refuge Oriondé

Vers 15 heures, un rayon de soleil inonde le bar. Nous sortons tous : le vent s’est levé, il balaie les nuages, le ciel est d’un bleu profond, le Cervin est encore hors de vue… mais, attend… attend… il est là, il est là, on le voit ! Il est tout blanc !

Fin de la balade au Cervin.

Nous décidons alors de monter au moins jusqu’au refuge Oriondé, 2800 m, deux à trois heures de marche. Le blanc de la neige fraîche commence juste au-dessus. En bas, c’est un triomphe des vertes prairies.

Nous nous mettons en route. Corrado, sur les épaules duquel nous avons chargé son sac à dos, semble apprécier l’air printanier.

Rencontre avec Luigi Carrel dit “Carrélín”

Le grand refuge Oriondé – une vilaine caserne en béton construite en style militaire en 1930 – est situé au pied de la face sud du Cervin, non loin de la langue terminale d’un vilain glacier qui rend encore plus menaçante la présence du colosse. Apparemment le refuge est vide et nous choisissons une chambre miteuse avec un grand lit de planches, des matelas et des vieilles couvertures.
Peu après, je sors du refuge et me promène dans les environs. Je n’étais pas habitué à une telle grandeur. Je me sentais écrasé, sonné. Le glacier verdâtre me faisait peur. Heureusement, la neige fraîchement tombée sur la montagne était là pour me rassurer. Le lendemain ne serait pas une journée de fatigue, mais une journée de promenade contemplative autour du refuge, avant de ramener notre ami Corrado à la maison : lui et ses bras perpétuellement levés.

La rencontre s’est produite alors que je me trouvais sur le parvis du bâtiment. Un homme, petit mais déterminé, remontait le chemin à bonne allure. Il est bientôt devant moi, légèrement en contrebas de ma position.
Je lui dis : « Bonjour ». Il me répond : « Bonjour ». Puis, souriant, mais vif : « Qu’est-ce que vous faites là ?»
Je me dis : c’est le gardien du refuge. « Je suis ici avec trois amis. Nous voulions aller au Cervin, mais avec toute cette neige, nous avons renoncé. Demain, nous rentrons à la maison. »
Le petit homme m’a d’abord jeté un long regard perplexe, puis il fulmine : « “Renoncer” : pfeuh ! Vous avez vingt ans et vous “renoncez”. Avec ces jambes-là, vous “renoncez”. Avec ce visage bronzé, vous “renoncez”. Honte à vous ! J’ai plus de soixante ans, et demain ce sera la troisième fois que je grimpe la Becca en une semaine !» Il secoue la tête, dégouté.
Stupéfait, je lui demande : « D’accord, d’accord, mais qui êtes-vous ?»
« Je suis Carrélín, tout le monde me connaît ici. Je monte demain avec un client. Nous partons très tôt. Si vous partez aussi, vous pouvez suivre nos traces. Attend un peu… » Il s’arrête, sort une paire de jumelles de sa poche et commence à regarder le sommet enneigé du Cervin. « Vous avez de la chance : actuellement l’Échelle Jordan n’est qu’une colonne de glace. S’il n’y avait pas Carrélín devant vous, vous ne pourriez pas l’escalader. Arrivé sur place, vous devriez vraiment “renoncer” » dit-il en riant. « Mais je vais la nettoyer, avec mon piolet, l’Échelle Jordan, et vous n’aurez plus d’excuse. » Il me regarde, un peu dubitatif, puis il ajoute. « Au Linceul, je vous laisserai un piton dans la paroi au-dessus. Sur le névé, gardez de la hauteur, assurez-vous, surtout dans la descente. Demain, je veux vous voir au sommet du Cervin !» Un dernier regard, décisif, et il disparaît dans le refuge.

Mes partenaires ne l’ont pas rencontré. Je leur en ai parlé le soir, pendant le dîner, assis sur les pierres à l’extérieur du refuge. Puis Toju : « Demain, nous commençons à aller au Colle del Leone, et nous verrons bien. »

On monte

Ça commence mal. Réveil à cinq heures : « Putain, le réveil n’a pas sonné !» On part à cinq heures et demie. Qui sait où il est déjà, Carrélín. Lui et son client ont dû partir à trois heures. Ça commence très mal pour nous.

La montée au Colle del Leone se fait rapidement. Je me souviens de quelques pentes bâtardes, assez raides, avec du gravier glissant sur des roches inclinées. Il fallait faire très attention. Je me souviens aussi d’une ou deux pierres tombales de personnes (Guides ?) décédées à cet endroit. J’ai un drôle de souvenir, comme si elles étaient cimentées au sol, ou à peine penchées sur la pente. En tout cas, nous montons rapidement car “… le rebord qui monte au Brec du Chambeyron est pire que ça, et nous l’avons fait cent fois, sans problèmes”.
Nous voici donc au Colle del Leone. Un regard à 360 degrés, y compris sur l’immense glacier suisse à nos pieds, quelques mètres de reptation sur la droite, puis Toju commence à grimper. La première cordée disparue, c’est notre tour. Je monte bien, aussi en tenant compte que “…l’arête Est du Viso est beaucoup plus dure”. Je dis à Corrado de grimper que je l’assure. Au fur et à mesure que Corrado monte, pratiquement grâce à ses jambes et à la corde raide, je vois avec plaisir qu’il commence à poser les mains sur les rochers. Normal, les rochers étaient en haut et ses bras aussi….
En haut, en haut, en haut “… comme l’arête Est du Viso, et même plus facile”.

A une rupture de pente, Toju et Nino nous attendent.
« Celle-là » dit Toju en la désignant de la tête « c’est la fameuse Cheminée
Nous y sommes. Un dièdre rocheux de vingt mètres, vertical avec, à l’époque, une énorme corde de chanvre au milieu. Le soleil tape et fait fondre la neige, mais on voit que les deux parois du dièdre sont toutes striées par les pointes des crampons de ceux qui l’ont descendues la veille. Peut-être sous la neige.
Toju et Nino, sournoisement, nous demandent de monter en premier. Pour voir comment on se débrouille.
Je dis à Corrado : « Je monte, mais toi, comment vas-tu faire ? »
Lui : « Sagrinte nen. Va su prima ti, e dòp it’m tiri su » (T’inquiète. Tu montes d’abord, et ensuite tu me tires.)
Moi : « Je te tire mon œil ! Même si je te tire, comment fais-tu avec tes mains ?»
Lui : « Sagrinte nen. Ti tira, e mi i but i pé » (T’inquiète. Tu tires et moi je mets les pieds.)

Ici, quelqu’un va commencer à croire que je raconte des blagues. C’est plausible, mais ce n’est pas vrai. J’étais “fort” à l’époque : fort au lancer du disque. J’ai serré le canapone avec mes mains et je me suis hissé à la force des bras, rapidement, une traction après l’autre, en appuyant mes pieds sur le rocher. Ma fidèle corde de sécurité, nouée autour de ma taille, me suivait en se balançant au-dessous de moi. Heureusement qu’elle était là ! En une minute, sur la lancée, je suis en haut de La Cheminée. De là-haut, on ne voit pas ceux d’en bas.
Je m’assieds confortablement. Les pieds appuyés contre une grosse pierre, je passe la corde dans mon dos et je crie à Corrado de monter. Je sens la corde venir, puis elle se durcit. Un cri d’en bas : « Tire !» Je commence à tirer avec le haut de mon corps : tirer et bloquer, tirer et bloquer, tirer et bloquer… La corde reste tendue mais elle vient. Au bout de quelques longs moments, je vois Corrado sortir, heureux comme un grillon : « È-tu vist ? » (T’as vu ?)

Si quelqu’un pense que je raconte des blagues, qu’il arrête tout de suite. La suite sera pareille, mais pire. Surtout quand Corrado, enivré par la hauteur, se dénude complètement les bras, met les bandages ensanglantés dans un trou et s’approche de moi avec un air de revanche : « È-tu vist ? Adess mi vogn su mej che ti » (Tu as vu ? Maintenant je monte mieux que toi). Le défi est lancé.

Cela continue

La montée au Cervin est encore longue, je ne peux pas tout raconter. La journée était belle, le soleil était chaud, la neige tombée les jours précédents fondait à vue d’œil. Certains rochers étaient mouillés, d’autres étaient déjà secs, d’autres encore présentaient des plaques de verglas. Il fallait faire attention, mais l’adrénaline est là et la fatigue ne se faisait pas sentir.
Au-dessus de la Cabane Luigi Amedeo, les Cordes della sveglia, belles, chaudes et faciles, sont un plaisir. Toju, méprisant, n’y touche même pas.

Je ne me souviens pas si j’ai mis des crampons pour gravir le Linceul. Il y avait de belles traces sur le névé, peut-être taillées par Carrélín, et il me semble que j’ai simplement mis les pieds dessus. Et en plus, il y avait son fameux piton, et le mousqueton mis par Toju, et la corde qui passait dans le mousqueton, et Corrado qui me poussait par l’arrière, compétitif….

Sur la Gran Corda, Toju nous a ébahis avec un passage en escalade libre d’une grande élégance, sans toucher à la Gran Corda. Nous montons attachés à la corde, un à un, précautionneusement. Corrado aussi, les bras couverts de croûtes sanguinolentes. Il monte en tirant fort de ses bras et me regarde d’un œil triomphant.

En route pour la crête Tyndall, un des endroits plus aériens des Alpes. Peur ? Non. Un sentiment de plénitude, la joie de la victoire, même si la victoire est encore loin. Fatigue ? Non. C’est tout le corps qui pousse pour monter. En moi – mais j’imagine qu’il en va de même pour les autres – le plaisir suprême de rentrer à San Bernolfo et de dire aux filles que : « Sur le Cervin, eh bien, nous y sommes allés !»
Des années plus tard, en lisant des commentaires et même en regardant des clips sur YouTube, je me suis souvenu qu’il y avait eu un moment, sur la crête Tyndall, où Toju avait voulu nous assurer tous, un par un. J’ai donc appris qu’il s’agissait de L’enjambée, une très longue enjambée à exécuter dans le vide absolu : le passage le plus exposé de tout l’itinéraire. Si on tombait d’un côté, c’était mille cinq cents mètres de vol ; de l’autre, deux mille. Au moment même, cela c’était passé comme une lettre à la poste.
Jeunesse, entraînement, adrénaline, hormones diverses, sentiment d’invulnérabilité. Un sentiment de gratitude envers Carrélín.
« “Renoncer” ? Honte à vous ! À vingt ans, avec ces jambes-là, avec ce visage-là… “renoncer”… Pfeuh

Le voilà maintenant, Carrélín. Il casse la croute assis sur une pierre avec son client. Ils descendent déjà : ils ont de la chance ! Il est heureux de nous voir monter, heureux de savoir que nous avons apprécié son piton au Linceul. Il nous dit que maintenant, à la descente, il ne l’enlèvera pas, il le laissera en place. Nous pourrons ainsi le réutiliser à la descente et le laisser en place pour de bon. Il est bien Carrélín. Il nous dit de faire attention à l’Échelle Jordan. Lui, il a fait ce qu’il a pu, mais elle est encore pleine de glace. Puis il rit : « Vous la ferez comme si de rien n’était ».

L’échelle qui mène au sommet

Derniers pas sur une crête “…qui rappelle le début des Creste Savoia, mais en plus facile ”, et voilà le monstre : l’Échelle Jordan, le passage clé que Carrélín a “nettoyé”. Une colonne de glace, verticale, haute sur la face Sud du Cervin. Dans la glace, à coups de piolet, Carrélín a fait des petits trous. Un par marche. Qui sait combien. Qui sait combien de temps cela a dû lui prendre. En tout cas, pas facile de grimper. Si c’était maintenant, en 2023, on grimperait en auto assurage blindé, un beau Guide de Haute Montagne devant, on saisirait les deux cordes de chanvre qui attachent les marches en bois ; le tout ancré à une indestructible corde d’acier ; des mousquetons et des lanières partout, un excès de sécurité pour ne pas s’envoler vers Cervinia avant qu’il ne le faille.
Nous : plus spartiates. La cordée de Toju et Nino était déjà passée et ils s’approchaient du sommet. Il ne restait plus que nous. Seule façon de grimper : passer un bras après l’autre dans les trous et se hisser. Pas avec les mains : avec les coudes. Aux pieds, sur le socle glacé des marches, des simples bottes de montagne, molles et sans crampons. « “Renoncer ?” : honte à vous !»
Je monte en premier, parce que les bras de Corrado n’étaient pas encore prêts pour tous ces frottements désespérés. Je me revois, je me “sens” sur l’Échelle. Je ressens surtout le passage de mon bras par le trou, et la traction vers le haut, de mon coude.
Concentration maximale : “… ici c’est plus dur que sur l’arête Sigismondi. Peut-être la Sigismondi en hiver…”. Corrado, en dessous de moi, me “sécurise” en tenant avec ses mains ma corde pendante, attachée à nos deux tailles par un nœud.
Je ne vais pas maintenant dramatiser un passage que j’ai escaladé sans dramatiser. Dès que j’arrive en haut de l’échelle je sens, à la corde, que Corrado me suit, se hissant avec ses coudes couverts de croûtes.
Peu après, nous sommes tous les quatre au sommet. Un seul souvenir : la croix sommitale portait de longues stalactites de glace, mais elles étaient horizontales à cause du vent. Il y en avait de petites et de grandes, certaines étaient aussi grosses qu’une grosse carotte.

Il commence à se faire tard. Heureusement le temps s’est maintenu et semble encore se maintenir. En bas, vite ! Vite à la Fiat 1100 avec porte-bagages sur le toit. Le chemin est encore long, mais le plus gros a été fait.
En bas, en bas, en bas… ! Toutes les étapes à l’envers, en vitesse, corde à la main. De l’Échelle Jordan je ne me souviens plus rien. Je me souviens par contre du Linceul et du piton de Carrélín, que Dieu le bénisse.
Sur les dalles au-dessus de la Cabane Luigi Amedeo, Corrado se détache de notre corde. Il dit que je suis trop lent. En descente libre, il saute d’une dalle à moitié verglassée, à une autre, à moitié verglassée elle aussi, en tachant de poser son pied sur une partie bien sèche de la dalle. Il me crie que je suis “… ‘n fifon” (une mauviette), jusqu’à ce que nous arrivions, au crépuscule, à la Cabane Luigi Amedeo, bondée de monde.
Le guide arrive : « Il n’y a plus de place ».
« Alors nous dormons par terre. »
« Le sol aussi est plein, il faut descendre. »
« Descendre ? Il fait presque nuit, nous n’avons pas de lampes de poche, nous sommes fatigués, nous sommes partis ce matin de l’Oriondé. Nous voulions “renoncer” à monter au Cervin, mais c’est Carrélín qui nous a donné un coup de pied au cul, en nous criant qu’à notre âge on ne “renonçait” pas ! Il était furieux”.
A ce nom, le Guide, très agacé, nous dit : « Eh bien, faites ce que vous voulez. Et puis, merde ! »
Finalement, Corrado et moi démontons le poêle au milieu de la cabane, tuyaux compris. Après avoir tout démonté, nous attachons le tout à l’extérieur avec du fil de fer pour que le vent ne l’emporte pas, et nous nous blottissons, tous les quatre, à la place du poêle.
La nuit est courte. Le groupe de Milanais avec Guida vide la cabane à trois heures. Nous nous transférons tous dans les lits milanais encore chauds !

Nous nous réveillons à dix heures, le lendemain matin, frais et dispos. Là, c’était vraiment fini. Mais ce n’est qu’en dessous de l’Oriondé, au pied d’une petite cascade, au milieu des alpages vert émeraude sur lesquels pesait la grande masse du Cervin, que j’ai enfin enlevé cette insupportable culotte en laine que, sans doute, je n’aurais jamais dû mettre.

Grand final

Le final approche. L’arrivée victorieuse au milieu des copains et des copines en extase. Peut-on conclure ainsi ? Non. Le final est un final en fanfare.

Une fois Toju déposé à Ivrea, le restant du groupe se dirige vers le point de départ, c’est-à-dire le hameau de San Bernolfo, agglomération de Bagni di Vinadio, commune de Vinadio, province de Cuneo, en goûtant déjà au miel et aux lauriers de la victoire, ainsi qu’aux battements de cœur des filles.
Sur le chemin, pour fêter l’événement, je propose d’acheter une bouteille de grappa. Il n’y a plus de danger et cela fait très “héroïsme alpin”. Nous sommes déjà dans la Vallée Stura et la bouteille passe de bouche en bouche. Arrivés au début de la route de terre qui, par de nombreux lacets, va mourir au pied de San Bernolfo, la situation était la suivante. Tous les trois sont ivres. Nino, assis à l’arrière, très zen, était pris d’une douce torpeur. Corrado et moi (au volant), hyperactifs, conflictuels et à couteaux tirés. Le défi, non conclu sur la pyramide du Cervin, se poursuivait dans la voiture de Corrado, qu’il conduisait par à-coups, comme ceux de son humeur.

Soudain, je lui lance un défi : « Tu paries que je monte sur le porte-bagages et tu ne parviens pas à me détacher ?»
Corrado bloque la voiture : « Allé, monte !» Défi relevé. Et ce n’était pas pour rire.
Je monte sur le toit, glisse mes pieds entre le porte-bagages et le toit de la voiture, m’allonge sur le ventre, saisis la structure en l’attrapant avec mes avant-bras qui disparaissent sous elle, serre le tout très fort et lui crie : « Je suis prêt !»
Il était prêt lui aussi, et pas pour rire. En fait, il lâche brusquement l’embrayage et part dans un nuage de poussière.
En y repensant, je me souviens de ce poème de Carducci, étudié à l’école, qui raconte l’histoire de Teodorico di Verona, monté sur un cheval diabolique qui, pour le punir de ses méfaits, l’emporte avec lui et le jette dans le cratère de Vulcain.

In quel mezzo il caval nero, spiccò via come uno strale, e lontan d’ogni sentiero ora scende e ora sale: via e via e via e via, valli e monti esso varcò. Il re scendere vorría, ma staccar non se ne può…
Via e via su balzi e grotte va il cavallo al fren ribelle: ei s’immerge ne la notte, ei s’aderge in vèr’ le stelle… Quivi giunto il caval nero contro il ciel forte springò annitrendo; e il cavaliero nel cratere inabissò.

Ce n’était pas un “cheval noir”, la Fiat 1100 de Corrado, mais la détermination du timonier était grande. Tout son art de la conduite était concentré sur le but de me jeter par-dessus le toit : freinages, accélérations, embardées brusques, dérapages fous dans les courbes terreuses.
Et pourtant, dans les vapeurs de la grappa, à un moment donné, au lieu de sentir les coups de la carrosserie contre mes côtes et mon bassin, j’ai soudain l’impression de voler. Ce sont des secondes d’une paix immense, d’union avec la sérénité du Cosmos. Le porte-bagages de la voiture s’était désolidarisé du toit de la voiture et il s’envolait dans les airs en m’emportant avec lui. Lui et moi, fortement enlacés.

Heureusement, à l’atterrissage, il n’y avait pas de grosse pierre, comme il y en avait tant sur cette route. Il n’y avait que le fond gravillonné d’un élargissement de courbe pavé par l’ANAS.
Corrado ne m’avait pas vu m’envoler et continuait à rouler comme un possédé pour me jeter du toit.
Nino, zen, avait vu par la vitre arrière un pied voler dans les airs et continuait à dire à voix basse à Corrado, possédé par le démon : « Stop Corrado…  Silvano n’est plus là… il s’est envolé, on aurait dit un avion… »

Mon atterrissage en catastrophe, très dur sur le gravier de la chaussée. Heureusement, le choc de mon corp est amorti par la peau, la chair et les muscles de mes deux avant-bras.
Corrado, là-haut, dans sa propre poussière, continue à essayer de m’éjecter de la voiture.
Nino, dans la voiture, psalmodie le mantra que personne n’écoute.

Puis, enfin, tout s’arrête. Corrado, furieux après une longue marche arrière rageuse, m’arrache le porte-bagages des mains, le rattache à la voiture et me dit de monter. Je monte dans la voiture, les bras en sang….
La revanche du “cheval noir” ?

Puis… je me souviens à peine… à San Bernolfo… des jeunes filles silencieuses à mon chevet.
Le prêtre qui asperge mes plaies avec le demi-litre de grappa restant.
Des filles diaphanes tamponnent ma chair à vif, d’autres retirent les graviers incrustés dans ma chair profonde, d’autres tiennent mes mains pour m’aider à supporter la douleur, d’autres caressent mes joues, d’autres nettoient mes yeux tachés de terre….
D’autres bandent mes bras : des poignets aux biceps.

La balade au Cervin n’aurait pas pu mieux se terminer.

Quand j’y pense : la plus belle balade en montagne de ma vie.
Et ce moment-là, divin : le plus beau moment de toute la balade.
Un hymne à la vie.

cervino-9

ICI la version italienne