Ces secousses impromptues qu’on appelle poésie. Lucien Noullez

il volo

photo: Bruna Bonino

Mon dieu, tirez de moi ce sang d’encre
cette âme poulpe qui me plombe devant
le malheur et si vous n’existez
pas, faites un effort, trouvez le nuage
la plume blanche ou le rire qui
vous donne à vivre.
Je n’ai plus de demeure en moi, mon dieu,
venez dans ce trou
qui m’écorche
dans cette gorge qui m’écroue,
dans la musique qui s’absente,
ou bien ne venez pas
mais laissez votre solitude
verser ma solitude devant vous.

***

Et s’il me restait une seule parole à dire,
je me tairais.
je me tairais parce que j’aurais peur du grand froid
ou parce qu’un autre la dirait mieux
Mais si c’était la seule parole
la dernière du monde je me tairais encore plus
j’aurais honte du dernier mot
plié en mille cascades
dans la mer

***

Pour la mort de papa, nous étions préparés.
Nous avions salé la mémoire et déshabillé tous les jours
où papa se taisait.
Nous étions prêts, dans la cascade.
Et d’ailleurs il pleuvait.
Et papa
il est mort.
Nous étions prêts,
nous étions sans abris,
tellement prêts, papa, tellement exposés
que ta mort a rejoint en nous
ce petit rien
qui faisait balbutier papa,
papa, papa.

***

Qui tracerait la route?
Assieds-toi.
Même dans cette ville les martinets
remuent.
Tu entends des clameurs par la fenêtre
car il fait assez chaud pour vivre.
C’est la nuit. Tu n’es pas seul
ou alors tu es tellement seul
que tu te penches sur la branche
toi, qui ne portes même pas un nom d’oiseau.
Qui parlerait, dans ces rumeurs?
Un train vieux? Une vieille enfance?
Assieds-toi.
Pour apprendre à voler il te manque
une trace.
Assieds-toi.
Sur la table commune, il reste une chanson.
Prends une chaise, mon ami.

(Inédits)

Lucien Noullez photo copyright Laurie-Anne Perrault   (2)

photo copyright de Laurie-Anne Perrault

Interview de l’auteur
Quand avez-vous commencé à écrire ?
J’écris depuis avant d’avoir appris à écrire. A quatre ans, je voyais mon père absorbé, stylo en main. Cet homme rieur arborait un sérieux impressionnant. Je m’asseyais en face de lui, et je prenais une mine d’adulte, une mine de crayon, et je traçais des barres sur des feuillets blancs. J’étais persuadé qu’écrire ferait de moi une grande personne. Mais, aujourd’hui, mon père est mort, dans un sourire de blagueur. Cela m’a donné un coup de vieux, et j’écris d’autant plus, désespérément attelé à devenir une grande personne. J’écris en vain, je crois. Je vieillis, je grossis, je traine ma carcasse, et je reste un enfant.

Comment définissez-vous la poésie ?
Je n’ai pas de définition de la poésie, mais voici deux propos, issus de mon Journal:
Le vrai, parfois, se met en colère, sanglote dans sa solitude, entre en contemplation ou se tape un fou-rire. Je crois, même si c’est très simple, qu’on appelle poésie ces secousses impromptues, inopinées, souvent subversives et sans pouvoir, néanmoins.
(25/12/14)

Pourquoi on ne comprend pas tout, quand on lit un poème?, m’a récemment demandé Inès.
Je l’ai remerciée pour sa question. On ne comprend pas tout dans un poème, parce que dans la vie, aussi, on ne comprend pas tout.
On ne comprend pas tout, parce qu’un poème épouse un rythme, celui de la respiration, celui des battements du cœur, celui de la scansion du sang, mais il le fait avec des mots, ce qui le distingue de la musique (où l’on ne comprend rien), peut-être seulement parce qu’avec tous les mots on ne peut pas tout dire.
On ne comprend pas tout, parce que le poème se révolte contre les modes d’emplois, les moralismes, les explications,
parce qu’il reste du sens à venir.
C’est l’espérance du poème.
On ne comprend pas tout, parce que le poème subvertit même l’idée que comprendre serait accomplir.
Bien sûr, et Inès aurait alors bien raison de s’énerver, quand on ne comprend rien, ce n’est pas non plus un poème.
Mais prendre avec soi le mystère d’un poème, cela s’apparente à une promenade sans balise.
Et pourquoi, chère Inès, notre tâtonnement de vivre serait-il plus important que le poème qui le révèle?

(9 aout 2014)

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