La source vraie

ketline Agora 
Ketline Adodo et la poésie
Quelques extraits du recueil « Pèlerins du bonheur » paru aux éditions de l’Harmattan (Décembre 2013)
 
***

Pèlerins du bonheur

Forcer son pas
Dans l’embrasure d’un cœur
Glisser son cœur
Dans l’interstice d’une vie

Être la fleur qui danse
Entre l’attente et l’oubli
Entre le rêve et la folie

Être le ‘je’ qui pense
Entre la quête et le plaisir
Entre la peur et le désir
Dans les obscurités
Du ‘jeu’ existentiel

Être source et reflet
Laisser passer la Lumière
Qui se révèle
Et nous révèle à nous
Prisonniers de nos limites
Mais libres de nos rêves
Sur la route infinie
Des pèlerins du bonheur

***

Arbres lumières

«Ayant ouvert les yeux,
L’homme disait :
Je vois des gens.
Ils ressemblent à des arbres,
Et ils marchent».

Des arbres qui marchent !
Ils ne voient pas où ils mettent les pieds
Ils ont les yeux tournés vers le soleil
Alors ils marchent sur la tête

Des arbres qui marchent !
Ils ne savent pas où ils prennent pied
Ils ont la tête agitée par le vent
Alors ils se marchent sur les pieds

Des arbres avec des souliers !
Ça fait jaser les alouettes !
Ça fait tiquer les pâquerettes !
Et les nuages sur leurs têtes
Se tordent de rire
Des rires qui pleuvent

Un arbre
C’est fait pour prendre racines
Plonger ses tentacules aveugles
Dans l’obscurité de la matière originelle
Dans les profondeurs fatales
D’un monde en décomposition
Où les uns se nourrissent
De la pourriture des autres

***

Je vois des gens
Ils ressemblent à des arbres
Qui plongent leurs racines dans le ciel
Eux
Ils voient où mettre les pieds
Ils savent où prendre pied
Pour donner des fruits de lumière
Des fruits qui demeurent !

***

Seulement aimer

Aimer
Sans prendre
Sans posséder

Aimer
Sans craindre
Sans exiger

Aimer
Sans attendre
Sans attacher

Aimer
Sans retenir
Sans appartenir

Aimer
Seulement
Aimer

***
Ma petite musique de nuit

Tu as poussé la porte de ma nuit
Pour entrer dans les profondeurs
De mon mystère

Tu as choisi d’habiter ma nuit
Avec ses cris et ses frayeurs
Ses lieux de doute et ses chimères

Tu as fait ton nid dans ma nuit
Avec les brins de rêve glanés
Sur les chemins de mon désert

Et tu t’es blotti dans ma nuit
Comme une promesse inaltérable
Sertie dans l’ombre apprivoisée

Tu as fait corps avec ma nuit
Pour emplir de ton petit corps
Le vide de mes désespérances

Tu t’es accordé à ma nuit
Pour devenir au cœur de mon silence
Ma petite musique de nuit

Et je te portais dans ma nuit
Comme un calice de cristal
Si précieux et si fragile

Pourtant c’est toi qui me portais
Sur tous les chemins de ma nuit
Comme un complice
Comme un ami
M’inspirant la confiance
M’insufflant l’espérance

Puis un matin de toute grâce
La promesse s’est accomplie
Et tu es sorti de ma nuit
Comme un oiseau du paradis
Pour m’emporter dans ton envol
Vers ton horizon de lumière

***

Afrique mon chemin

Tu m’appelais depuis, du tréfonds de mon île
Mêlant ta voix aux flots de sa mer indocile.
Je portais jour et nuit cette absence de toi
Comme un vide obsédant, comme un manque de soi.

Ton appel aiguisé par l’écho de l’histoire
Eveillait mille cris au fond de ma mémoire.
Je découvrais ton âme au souffle des chansons,
Des danses qui marquaient le rythme des saisons.

Mon esprit parcourait tes légendes altières,
Tes royaumes sacrés aux mythiques frontières.
Je rêvais de grandeur, d’espace, d’infini,
Des valeurs que nourrit ton sol noble et béni.

L’étoile qui connaît les secrets de ta voûte
Traçait mon horizon aux confins de ta route.
Mes pas et mes faux pas, mes choix et mes refus,
Tout me menait vers toi dans un élan confus.

Je ne sais pas vraiment comment je te préfère :
Telle que tu parais, silencieuse bergère,
Ou telle que j’aimais à te voir dans mon cœur,
Fécondant notre monde épris de ta chaleur ?

Je sais tout simplement qu’un matin ébahie
Je découvris en toi le chemin de ma vie.
Quoique demain projette, Afrique, tu me tiens
Et c’est très bien ainsi, puisque je t’appartiens !

Ketline 103

Notes biographiques
Je suis née à la croisée des rivières qui embrassent la vallée de Jacmel, au sud-est d’Haïti.  Jacmel, capitale de l’artisanat et du carnaval.  Ville vermeille, ville merveille, qui a porté au monde des écrivains- poètes comme René Depestre et Jean Metellus. 
Des raisons universitaires, professionnelles et familiales m’ont amenée vers diverses destinations : Bordeaux, Paris, New York, Genève, Bruxelles, enfin Lomé où j’ai retrouvé et replanté mes racines  depuis 1984. 
Profil en bref:
Etudes philosophiques à Bordeaux, de service social à Paris et des medias à New York
Professionnelle des medias et de la communication ; Sociétaire de la Société des Poètes français ; Membre de l’Association des écrivains togolais ; Membre du Zonta Club International ; Membre de Toastmasters International ; Fondatrice de Jacmelia, une association qui vise à promouvoir l’enseignement et la pratique de l’écriture poétique dans les écoles.
 
Publications
Etude sur la poésie, la tradition orale et la littérature au Togo
et programme d’initiation pour les élèves des écoles primaires
http://portal.unesco.org/culture/es/files, 2001
Entre toutes les femmes
Editions Nouvelle Pléiade Paris, 2000
Grand Prix Léon Dierx 2000 de la Société des Poètes Français
Prix des lecteurs de la bibliothèque de la ville de Limbé (Haïti)
Au clair de mon âme
Editions Aho, 1999
Le planteur de virgules, petit guide pratique pour l’atelier
d’écriture poétique (En collaboration avec Isabelle Normand)
Editions Le Castor Astral, 2006
 
Depuis quand écrivez-vous des poèmes ?
Comme pour la plupart des poètes présents sur le site de Margutte, la poésie est arrivée avec l’écriture même, comme une façon originelle de saisir et de dire la vie. La poésie choisit au berceau, avant la naissance, je crois.  Avant de venir au monde, la source sait déjà où elle va couler. Elle a déjà la mémoire de son chemin. Il y eut aussi quelque circonstance ‘exacerbante‘.  A l’époque, à Jacmel, suivant le protocole de l’amour courtois (héritage pieusement conservé de la colonisation), le désir avait peu de chose à se mettre sous la dent à part la parole.  Seule la parole poétique pouvait transporter toute la charge de sensualité et d’affectivité de jeunes cœurs voués à l’amour à distance dans un environnement sous haute surveillance.  Seule la poésie pouvait, par le raffinement et la sublimation du langage, ouvrir, sans risque,  la voie de l’extase ascétique.  Dans un certain milieu, tout soupirant (‘en se mourant d’amour’, naturellement) était tenu de faire acte poétique (avec quelques poèmes, de préférence bien écrits) pour mériter d’être pris en considération. Mon histoire poétique a réellement commencé avec une question inattendue, un soir de septembre 1993. Une personne qui deviendra une amie, lisait une note de moi dans un livre d’or.  Elle me demanda soudain.
«Vous êtes poète, n’est-ce pas ?»
«Qui ? Moi ? Je …»
«Ne me dites pas que vous n’êtes pas poète.  Cela se voit quand même».
«Vraiment ? Je…»
«Parce que justement je vais rencontrer à Paris une grande amie poète, membre de la Société des poètes français,  je pourrais lui parler de vous …».
Cette reconnaissance, cette opportunité … Le destin était en train de me forcer la main.  Il fallait assumer cette identité ! Avais-je vraiment le choix ? Je pouvais voir la poésie, tranquille, la tête posée sur l’avant-bras me signifiant que non. 
Certes il m’était arrivé de semer quelques poèmes à la volée sur quelques feuilles, ici et là, de temps à autre,  mais sans aucune vision, sans perspective aucune.  Maintenant j’allais écrire pour de  bon, pour de vrai.  Tout de suite, les ‘j’aurais pu’ les ‘j’aurais dû’ accouraient comme des folles pour affoler ma conscience en brandissant cette question lancinante, comme dans la chanson : « Et maintenant  que vais-je faire ? »  Ma décision était prise ou plutôt c’est elle qui m’avait prise au mot  « Le temps perdu ne compte plus.  J’allais commencer par le recommencement ! » Un carnet retrouvé, des pages revisitées : le chantier était lancé.
 
Qu’est-ce que la poésie pour vous ?
Une question qui fait remonter à la source à  la fois proche et lointaine, pénétrante mais insaisissable.  La source vraie. Qu’est-ce que la vérité ?
Je pourrais parler de la poésie regard, puis langage, ou rencontre mais ici, je préfère évoquer le souffle poétique.
La poésie, pour moi, c’est le souffle créateur qui cherche constamment à prendre chair dans le corps du langage qu’il transforme à sa ressemblance pour communiquer et se communiquer.  Parce que la raison d’être du verbe est de se dire, de communiquer sans cesse.  C’est le souffle révélateur qui remue l’eau plate de l’existence pour faire remonter les pépites d’infini, pétales d’éternité enfouies dans les sables de nos réalités. 
La poésie est la question éternellement posée au cœur de l’évidence.  La réponse qui vous perd en se perdant pour se retrouver dans le mystère sans cesse renouvelé.
Je suis de santé poétique fragile.  J’aime me perdre dans un poème mais pas pour toujours.  Le néant, pour moi, n’est pas une destination prisée.  J’aime sentir que, dans son écriture, l’auteur se soucie de mon voyage et qu’il a  pris le soin de planter çà et là quelques indices ou repères, que je peux déplacer à ma guise, bien sûr, mais qui ont l’avantage d’être disponibles.  J’aime qu’il se laisse trouver de temps à autre, pour me remettre sur les rails de sa pensée avant que la mienne ne déraille à nouveau, à ses risques et périls.  Il y a un charme exquis, je trouve, dans ce jeu de cache-cache, dans le cherché-trouvé qui crée une complicité attachante entre le poète et son lecteur.