En quête d’une ombre

al-gharbi

GIO BONZON

« Roman » très intéressant et surtout instructif de Jalel El Gharbi qui, il faut le dire, s’adresse à des lecteurs avertis car il faut parfois s’arrêter, relire, réfléchir, pour enregistrer certaines informations. La fiction seconde le récit historique, mais c’est surtout l’histoire des langues anciennes et de leurs interprétations par une analyse lexicographique, sémantique et étymologique très poussée, qui permet le cheminement vers la connaissance. Participer à cette quête aux côtés d’Ibn Abbas invite à découvrir des lieux et des personnages qui étaient inconnus, comme par exemple les poètes cités aux pages 30-31.

Jalel El Gharbi a eu la bonne idée « d’alléger » les parties techniques de l’ouvrage en y incluant des éléments historiques et littéraires qui transforment cet essai épistémologique en un roman qui s’adresse à un lectorat plus vaste. Le passage de la page 52 résume l’intention de l’auteur et motive le lecteur :
« Les langues ne sont pas bien faites; c’est pourquoi on ne saurait se contenter d’une seule. J’ai besoin d’une langue qui nomme ce que je ne sais pas et qui me mène sur des routes que je n’ai jamais empruntées et qui me rende plus proche de ceux qui, sans cela, me seraient étrangers. Ceux-là, j’ai envie de les affectionner sans rien leur demander en contrepartie. Une langue étrangère n’est pas un butin de guerre, c’est un gage de concorde. Et ce n’est pas oublier sa langue que d’en parler une autre ; c’est pouvoir parler de l’une dans l’autre. »

« VIIème siècle. C’est la période qui connut une expansion fulgurante de l’Islam et où se déroule l’histoire authentique de ´Ikrima, esclave berbère devenu le plus grand érudit de lépoque pour avoir hérité de toute la science d´Ibn Abbès*, dit le prélat de lislam et cousin du prophète. A travers ce récit, c’est la somme du savoir de l’époque, qui a comme corollaire une ferme condamnation de l´islamisme d´aujourd´hui, qui est ici recensée. La fiction épaule le récit historique dans un traitement qui permet aisément de les distinguer, dans une entreprise qui ambitionne d´insinuer que la vie, toute vie, est un cheminement, une quête dont le désir de connaissance est la raison d´être. » Quatrième de couverture
(*ainsi écrit en quatrième de couverture, mais dans le roman, le nom est écrit Ibn Abbas)

Quelques extraits
Le premier extrait est important pour la compréhension des premiers thèmes traités dans le roman: la littéralité et la métaphoricité.
Ibn Abbas s’adresse à son disciple au sujet de l’interprétation des textes :

« J’ai toujours des fruits, surtout ceux dont il est fait mention dans le Coran: le raisin, les dates, les grenades, c’est bien cela, n’est-ce pas ?(…)Ce dernier (le disciple) se crut en devoir de lui rappeler les figues et les olives mentionnées dans la sourate « Le Figuier ». « Par le figuier et l’olivier… », dit le verset en question. Ibn Abbas répondit: garde de toi d’entendre par ce passage les fruits que nous connaissons. Ici, « Olivier » est mis pour le mont des Oliviers à Jérusalem et « at-tin » désigne un mont en Syrie, comme le corrobore le contexte du verset où il n’est question que de toponymes. Je ne parlerai de cette interprétation qu’à Sa’id Ibn Joubaïr, Tawous , ‘Atta, l’homme des béni Ka’b, et Moujahid Ibn Jubaïr. Eux, ils comprendront. Les autres aiment à se cantonner dans les apparences du texte. Ils se plaisent à la surface. Ils préfèrent surnager. Et je vois d’ici s’abattre leur malédiction aveugle, s’ils apprenaient que je m’en tiens à l’esprit du Livre et non pas à sa lettre. Je sais que la question se posera plus tard avec plus d’acuité, avec plus de violence. On en débattra l’arme au poing , on se battra longtemps pour cela.(…) Pourtant la question est fort simple. On aurait pu en discuter en bonne entente, posément. Il s’agit de savoir comment parvenir au sens du texte. Pour les uns, il n’y a point de cheminement, la signification est apparente, transparente car, soutiennent-ils , la langue arabe ne connaît pas de tropes! Ainsi leur attachement à la littéralité des textes–le Coran, mais aussi le hadith– a comme préalable un refus obstiné de la métaphoricité du langage. (P.11-12)

Un jour, Ibn Abbas vit comme dans un songe écumer de rage des exaltés organisés en hordes. Ils étaient mus par une lecture dévoyée des textes, il les vit s’étriper entre eux et se ruer sur des innocents pour les éventrer, au cri d’Allah Akbar ! Fourvoyés, il les entendit nommer ulémas les plus ignares d’entre eux et défendre bec et ongles leurs élucubrations. Il lut la liste d’interdits qu’ils avaient établie: la sculpture, la musique, la philosophie, le cinéma, la poésie lyrique, la psychanalyse, la danse, la télévision, les cheveux au vent, le vélo pour les femmes, les sites historiques, les musées, les mausolées, le mysticisme, le patinage sur glace à moins que ce ne soit en burqa et sans sauts (surtout pas de double axel) et en présence d’un public de femmes et uniquement de caméramans femmes, ainsi que bien d’autres choses dont on n’ entendait pas alors parler… On avait pas idée d’un rigorisme pareil !
Pourtant, il existe une poignée d’hommes de foi autour de lui. Le doute est leur pitance. Ils ne sermonnent personne. Ils se repentent du mal que fait autrui. Ils préfèrent les teintes de l’aurore à la pleine lune, à l’éclat de midi. Ils ne vocifèrent point parce qu’ils sont du parti du murmure. Ils ne renient pas le corps, ni ses faims, ni ses frissons. Ni l’esprit assoiffé d’air libre. Ils sont affiliés aux questions. Et ils n’ont qu’une certitude : il n’est point de certitude. (P. 15-16)

Tous ont écrit des poèmes à miel, depuis Labid jusqu’à Hassan Ibn Thabet en passant par Dhi Rimma, A’cha, Chamekh, Ibn Damina et Abu Sakhr. Ibn Abbas admirait la délicatesse et les accents sincères de ce dernier poète presque autant qu’il aimait Imrou al-Qais ou Zouhair Ibn Abi Sulma. Et il déclama de lui ce vers, dont la métrique lui semblait parfaite, se délectant d’allonger les syllabes longues et d’écourter les brèves, et y trouvant comme un arrière-goût de miel : « C’est comme si le miel eût été sa salive » La délicatesse de ce vers vient de ceci qu’il inverse comparant et comparé. Ce n’est pas sa salive qui ressemble au miel, mais bel et bien l’inverse. » (P. 30-31)

« les conflits ayant opposé juifs et musulmans avaient été précédés par une période d’entente parfaite. En ce temps-là, les musulmans jeûnaient le jour de Yom Kippour et ils priaient en direction de Jérusalem, leur première qibla, sans parler de la place qu’occupe Moïse dans le Coran: il est de loin le prophète dont le nom est le plus mentionné. La constitution de Médine, promulguée par le prophète, devait garantir les mêmes droits aux juifs qu’aux musulmans, en contrepartie de leur loyauté. (…)
Pour les musulmans, la nouvelle religion abrogeait toutes celles qui l’avaient devancée. Voilà pourquoi ils concevaient mal que ni les chrétiens ni les juifs ne se convertissent à l’islam (…) Il n’était donc pas surprenant que les juifs se rangeassent du côté des Quraychites contre les musulmans lors des batailles de Badr et d’Uhud. La rupture semblait dès lors définitivement consommée.
(…)
À l’issue de la bataille de la Tranchée, qui opposa les fidèles à une coalition de tribus arabes, Sa’d Ibn Mu’adh émit une sentence des plus sévères contre les Banu Quraydha. (…) plus de 600 hommes furent passés au fil de l’épée. Cette bataille, connue aussi sous le nom de bataille des Coalisés, fait l’objet d’un verset du même nom :
« Il a fait déloger de leurs châteaux ceux des gens d’Écriture qui les avaient soutenus. Il a jeté l’épouvante dans leurs cœurs: une partie d’entre eux devait périr sous vos coups, et l’autre était réduite en captivité. Dieu vous a fait hériter de leurs pays, de leurs demeures, de leurs richesses, et d’une terre que vos pieds n’avaient point foulée. Dieu est souverainement puissant.*» (P. 69-70)
*Coran, XXXIII, 26-27. Traduction Sadok Mazigh.

J’aurais envie de citer de nombreux passages, mais je terminerai par celui où il est question du voile qui n’était pas obligatoire pour les femmes libres et dans lequel l’auteur fait référence aux Mille et Une Nuits. Je vous laisserai découvrir d’autres très beaux passages dont celui où il est question du fruit défendu, ou celui qui parle de Barahout au Yémen, le lieu que Dieu exècre le plus… ( P.136).

Jamais personne ne vit Sukenya Bint al-Hussein ni Aicha Ben Talha, qui tenaient salons littéraires à Medine, sortir voilées.
Ibn Abbas finit par voir les femmes et s’intéressa particulièrement à l’une d’elles, la plus jeune. Il ne manquait jamais de lever les yeux vers le toit dans un mouvement irrépressible, toutes les fois qu’il venait voir son ami. Il échangeait alors avec elle des regards furtifs, à chaque fois de plus en plus appuyés, de plus en plus vifs, de plus en plus brûlants. Il s’étonnait de sentir le sang bourdonnant à ses tempes et le cœur palpitant de désirs débridés.
Bien avant les Mille et Une Nuits, les Arabes, marchant dans la rue, regardaient vers le ciel avec l’espoir tout aussi secret que vif de se faire happer par de belles créatures, comme cela arriva à Sinbad le portefaix un jour qu’il croulait sous le poids de sa charge. Ce chapitre a dû faire rêver tous les lecteurs des Mille et Une Nuits, y compris Marcel Proust, qui a lu la traduction de Galland et celle, surarabisante, de Madrus. En un mot, on ne lit pas impunément ce conte qui insinue qu’un passant a vite fait de devenir un heureux amant. » (P.74-75)

Bonne lecture.

Jalel El Gharbi, En quête d’une ombre, Éditions Aden 2022