Se retrouver ailleurs

poleggi-lussemburgo-la-sera_olio-su-tela

MADDALENA POLEGGI

« C’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vint tout à coup me donner de mes nouvelles. » André Breton, L’amour fou

Partir est parfois un frisson nécessaire, un voyage qui commence par une rupture du quotidien, une porte qui se referme sur les chambres d’hier pendant que l’on découvre autre chose et, avec un peu de chance, on se retrouve.

À vingt-cinq ans, l’agitation juvénile était devenue une pensée mûre, une urgence d’apercevoir d’autres horizons. Une sensation forte et martelante, irrépressible, presque douloureuse.
Il me fallait une destination et un prétexte, le reste est venu tout seul…
Le départ nous met en marche. Quelques mètres plus loin, c’est déjà un autre ciel.
Ensuite, on est submergé par de nouvelles odeurs, couleurs et regards. Nous-mêmes, dans ces lieux inexplorés, sommes différents, notre voix, nos gestes, nos mots retrouvent une virginité inattendue.
Pendant que le monde extérieur ébouriffe nos cheveux et déchire les vieux habits, les feuilles de journal blanches peuvent patienter dans de nouveaux tiroirs. Notre histoire peut attendre d’être ra-contée alors que nous appréhendons la vie.

Début février, ce petit pays continental m’avait accueilli avec une sévérité glaciale.
Moins dix-sept degrés. A l’arrêt de bus, avec mon visage en hypothermie, je réfléchissais à l’oppor-tunité d’acheter un chapeau de fourrure. Se limiter aux observations météorologiques, cependant, se-rait faire tort à ce pays distinct et discret, projeté dans le futur. Il y avait des cafés très longs, des vieilles femmes dans les salons de thé avec des pâtisseries raffinées et un Grand-duc, l’air digne et la coiffure blonde impeccable sur le fond sombre de son uniforme multi-médaillé.
“Un éclair au chocolat s’il vous plaît”, articulai-je enchantée, sur un ton appuyé, mes premiers mots dans la langue de Molière.
Ce pays, il y a trente ans, étalait déjà certains aspects de la modernité: immenses supermarchés, grands cinémas aux sièges moelleux, rues piétonnes impeccables, aires des jeux en bois, spartiates et aventureux. Puis le frisson d’entrer dans une boutique et de se faire dire bonjour dans une langue, de répondre dans une autre, de penser dans une troisième et de se dire me-voilà … dans le petit cœur vert de l’Europe, comme le dit le panneau publicitaire.

Au printemps, avec le dégel, le paysage naturel s’est avéré plus accueillant et varié qu’on ne pouvait le soupçonner à première vue. Les forêts exhibaient une chevelure très verte, des groupes de vaches et autres quadrupèdes éparpillés sur les collines lisses des alentours me regardaient placidement aller et venir sur mes quatre roues d’occasion, pendant qu’ils broutaient sans trop y réfléchir.
Ils étaient, simplement.

poleggi-mucche-campagna-lussemburghese-m-poleggi

Moi, j’agissais, c’est à dire que j’étais prise par l’action, mais je ne savais toujours pas si j’existais vraiment et surtout qui j’étais.
C’est ce que je me demandais, en catimini, dans mon fort intérieur.
Ayant résolu le problème de l’emploi, embauchée sur place par une multinationale, je voulais satis-faire d’autres besoins. Tout d’abord peindre, peut-être ma passion la plus vraie et la plus intime. Dès mon plus jeune âge, j’ai eu l’impression que les choses, les idées, les gens, mais surtout les mots me chuchotaient: dessine-moi! Plus tard, beaucoup avaient essayé de me convaincre qu’il y avait des choses plus importantes et plus urgentes à apprendre.
Maintenant la création reprenait sa charge, avec cette nature agréable, qui s’imprimait clairement sur la rétine de mes yeux jeunes et gourmands de sensations picturales. Le feuillage tremblant dans le ciel nuageux, les trottoirs de pavés gris de haut en bas de la vieille ville, le pont rouge surplombant cette vallée profonde avec ses verts humides et sombres, les maisons mitoyennes et ces réverbères qui dégageaient des halos laiteux dans le brouillard.

J’avais répondu à une annonce et commencé à prendre des cours d’aquarelle avec un professeur par-ticulier, Jelena, une jeune artiste et enseignante. Grâce à ses conseils, avec un petit groupe d’aqua-rellistes en herbe, j’avais esquissé des paysages verdoyants, dessiné des papillons avec la pointe d’un pinceau, observé les yeux mi-clos la nature généreuse et bucolique de la campagne luxembourgeoise. J’essayais d’appréhender les volumes dans l’espace, distiller le rythme le plus intime des choses, étudier les nuances et les contrastes de la lumière et trouver un geste capable de restituer ma vérité.
“L’art c’est l’homme ajouté à la nature” a écrit Van Gogh.
La nature de ce pays se prêtait à mes premières expériences, pas trop sauvage, mais suffisamment variée et exotique pour une expatriée génoise, à mille kilomètres de sa mer. Je me suis beaucoup amusée dans le poulailler, les poules sont plus faciles à dessiner que les chevaux et en même temps ont leur propre beauté. Elles se déplacent par à-coups comme dans un ballet synchronisé, et leur sil-houette sur fond de paille évoque un poème domestique mais touchant.

poleggi-nel-pollaio

L’étude des animaux avait produit des esquisses d’abord maladroites, puis de plus en plus agiles, le
mouvement me forçant à saisir l’essentiel, me libérant des maniérismes ou des hésitations. J’avais développé un goût prononcé pour le dessin rapide et monochrome, qui permet de se débarrasser du superflu.
Souvent je choisissais de tremper le pinceau dans seulement deux couleurs, l’ocre ou la terre de sienne et le bleu outremer. Un contraste chaud et froid propice à se concentrer sur le clair-obscur, les nuances et les valeurs relatives, évitant le danger de l’écrasante richesse du monde des couleurs, qui confond et trompe le peintre novice avec sa musique baroque impossible à gouverner.
Parfois, ma professeur était aussi un sujet d’étude, sa silhouette au chapeau de paille se détache en-core, gracieuse, contre la clôture et les champs à peine suggérés dans un croquis bleu monochrome qui a survécu à l’époque, juste un peu ondulé et jauni.
Jelena n’était ni dogmatique ni scolastique, elle ne partait pas du début, mais elle savait suggérer de nouvelles perspectives, elle proposait des expériences utiles pour observer le sujet de manière plus subtile et personnelle, pour tester différents styles et procédures. Elle nous provoquait avec intelli-gence et ne donnait pas trop de réponses, elle laissait de la place à notre imagination.

poleggi-ivana-col-cappello

A ma manière, je me tourmentais sur la question fondamentale: “Je suis peintre ou je ne suis pas peintre?”. Il y avait des mouvements intérieurs et des besoins irréfutables. Je me réveillais au milieu de la nuit avec l’envie de peindre, des moments de pur plaisir créatif capables d’annuler tout autre besoin ou perception. Puis il y avait le doute, la frustration pour les premiers résultats incomplets ou trop inconstants. Les aspirations étaient un tissu intime, une certaine prise de conscience faisait son chemin, mais quelles méthodes adopter, comment trouver la persévérance, l’obstination, l’humilité et la détermination nécessaires?
Déterminée à apprendre le métier, je cherchais une école d’art pour développer des techniques, des méthodes et peut-être obtenir un diplôme reconnu. Néanmoins, mes véritables motivations artistiques étaient de nature très intime, presque secrète.
Aimer, vivre du dessin me paraissait un programme désirable.

Les artistes que je fréquentais prenaient très au sérieux les considérations pratiques et matérielles. Ils me faisaient penser aux lettres de Van Gogh à son frère, émouvantes et désespérées. Dans son cas, il s’agissait de choisir entre manger ou acheter des tubes de peinture. Il finissait presque toujours par peindre en jeûnant. Telle était sa ferveur, son amour pour l’art. Je comprenais bien ce besoin de se sentir légitime, de se sentir artiste à tous égards. Pour quiconque fait de l’art son moyen de subsistance, être reconnu n’est pas un caprice de l’ego, mais le seul espoir de pouvoir continuer à s’exprimer. Qui sait combien de portes au visage les avaient poussées à être si pragmatiques et inflexibles sur le sujet.

J’étais indécise. Ce n’était pas seulement une question de méthode ou d’école, il s’agissait d’éduquer l’âme en plus du regard, je ne voulais pas être “un artiste au cœur froid et à l’âme endormie”. Comme Kandinsky, je croyais au spirituel dans l’art.
A l’époque j’étais déjà très sensible à l’intrigue mystérieuse et féconde des rencontres. Je sentais que j’aurais préféré un échange significatif sur la peinture avec une personne en chair et en os, déjà en avance sur moi sur ce chemin, plutôt que de me retrouver à l’école, une parmi tant d’autres dans une classe ordonnée, docile au signal de l’enseignant en service.
L’avenir m’aurait offert des opportunités … peut-être c’était écrit ou alors des choses se passent quand tu le veux vraiment. Dans d’autres mots «demandez et il vous sera donné», sauf que nous oublions ou n’osons pas demander.

Quelques années plus tard, des amis et un certain nombre de bouteilles dans mon salon, j’étais sur le point de partir à nouveau. Je revois le cendrier plein et les têtes échevelées. Une certaine euphorie et une intimité sincère, l’amitié colorait la soirée de cette teinte douce et invitante malgré l’approche d’un adieu.
Cela me rappelait l’atmosphère quelque peu mystique et surexcitée de l’époque où, toute jeune, avec les amis l’été, nous nous rassemblions autour du feu. Images d’un passé qui vit à l’intérieur et apporte encore de la joie.
S’assoir sur une pierre le soir autour d’un feu qui jette des éclaboussures rouges dans le ciel étoilé, pour se raconter nos vies sans honte, que l’obscurité encourage les confidences. Chanter en grattant un instrument et plaisanter en se poussant épaule contre épaule avec le voisin.
Écouter le silence ou le bruissement de la nature, faire partie d’un cercle suffisamment grand pour se sentir en sécurité, mais aussi assez petit pour voir clairement les visages un par un, éclairés par in-termittence par des langues de feu. Regarder les traits sculptés par la lumière et les regards fixes, les visages rendus plus évocateurs et solennels par la projection des flammes sur le fond noir de la nuit, presque transfigurés. Réaliser que l’obscurité nous donne l’émotion de la lumière.

J’aurais aimé transposer sur papier tout ce qui vibrait dans l’air ce soir-là, qui n’était pas une alter-nance de formes, mais plutôt une énergie qui se manifestait de manière exubérante, comme une danse de molécules qui donnent des ailes aux pensées et du rythme au cœur.
Je voulais extraire un langage universel de ce magma, résoudre l’inexprimable avec un crayon.
Fixer cet instant évanescent sur un support moins abstrait de mon esprit erratique. Comme si on pouvait, de cette façon, jeter l’ancre dans l’océan de la vie et profiter d’un peu de calme. Comme si je pouvais faire pousser des racines dans un sol doux et accueillant, une terre-nourricière, où les rêves germent sans craindre de tomber dans le vide, aspirés et secoués par le tourbillon sombre des pensées agitées et rebelles.
«Pendant que je peins, quand j’y arrive vraiment, j’ai l’impression d’être au-dessus et au-dessous, à l’intérieur et à l’extérieur, petite et grande, voire immense», ai-je finalement murmuré.
J’ai vu des têtes hocher, il y avait ceux qui avaient déjà trouvé une raison et ceux qui se cherchaient encore au fond du verre. Mais ils semblaient comprendre, frères d’esprit… un don de la vie.
Certaines personnes sont comme des minéraux précieux enfoncés dans la roche au fond de la grotte.
Les rayons du soleil peuvent à peine les faire briller, mais un bon spéléologue, armé d’une vraie cu-riosité, de courage et de persévérance, peut voir leur beauté et se refléter dans ces miroirs secrets.

Quelques jours plus tard, je partais au volant de ma petite voiture, un énorme ours en peluche à mes côtés; la route qui m’emmenait au soleil défilait vite des deux côtés. En conduisant, je pensais à la façon dont les visages et les paysages de la vie quotidienne deviennent le passé en un claquement de doigts.
Ce n’est pas une fuite… plutôt un voyage.

Un jour, plusieurs années plus tard, tu retrouves les aquarelles dans un vieux dossier et tu t’assois par terre pour les regarder, une par une. Puis tu repenses à ces émotions artistiques, à ces minutes longues et denses, aux hésitations et aux premières conquêtes… Tu repenses à tes compagnons de voyage, aux paroles que tu as entendues et à celles que tu n’as pas dites, mais plutôt dessinées.
À toutes les mains que tu as serrées, à celles que tu as doucement caressées en souriant et à celles qui bougeaient en l’air pour te dire au-revoir, tandis que tu fermais lentement la fenêtre de la voiture.

 

ICI la version italienne