La charrette à bras

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YVONNE FRACASSETTI BRONDINO – ALAIN FRACASSETTI
Depuis 1938, les relations entre la France et l’Italie s’étaient sérieusement dégradées…
En effet, le retour de maman en France fut une véritable épopée. Elle n’en croyait pas ses yeux quand la préfecture de Bergame, à laquelle elle s’adressa comme d’habitude pour régulariser son passeport en vue de son retour en France, lui répondit que cela n’était plus possible : Mussolini tenait les familles de migrants en otage, ne les laissait plus repartir et la France fermait ses portes.
– Mais mon mari est de l’autre côté, je suis guérie, je dois rentrer avec mon fils !, suppliait-elle devant les autorités fascistes imperturbables.
Les semaines passaient, la situation internationale empirait de jour en jour, l’angoisse montait devant les autorités italiennes et françaises qui se renvoyaient la balle, quand un fonctionnaire finit par lui suggérer une tentative extrême :
– Allez au Consulat de France à Milan, Madame, demandez à voir le Consul. Pleurez, pleurez, n’ayez pas peur de pleurer, c’est le seul espoir !
Elle n’avait plus peur de rien la Laurina ingénue et sans défense qui s’était battue pour vaincre la solitude, la misère, la maladie et pour reconstruire son foyer en France, là où ils avaient choisi de vivre. Ce ne sont pas les larmes qui lui manquèrent, de vraies larmes, un vrai désespoir qui émurent le Consul et eurent raison de toutes les barrières. Elle obtint son visa, ne perdit pas un instant, prévint notre père qui se précipita à la frontière, à Modane, pour accueillir sa femme et son fils. Un autre obstacle l’attendait. À Modane, on ne passait plus. Les Italiens d’un côté, regroupés sur le quai dans l’attente de qui sait quelle décision, les autres pouvaient continuer le voyage. Là-bas, au bout du quai, derrière une barrière, se tassent les parents et amis venus attendre les voyageurs à la descente du train. Ils se voient, ils se font signe ; il est bien là son Guido qui les attend les bras ouverts ; mais un silence glacial les sépare et les soldats menacent ceux qui tentent le moindre mouvement. Le petit Jojo aussi a reconnu son père, la tension est à son comble. Maman a compris que seule l’émotion pourra les sauver, comme au Consulat.
– Vas-y Jojo, appelle papa, plus fort, plus fort, cours, cours vers lui !
Un merveilleux cri d’enfant résonne dans le gel de la gare de frontière, l’enfant court si vite et son père le serre déjà si fort dans ses bras que la police, nerveuse et surprise par tant d’audace (ou peut-être apitoyée), n’a plus rien à dire que faire signe à sa mère, d’un geste brusque du fusil, de passer elle aussi.
Ce récit, nous l’avons maintes fois entendu, et chaque fois avec les frissons que donnent les scènes de guerre où l’humanité défie la cruauté de l’histoire, sans avoir toujours le dessus.

(extrait de: Yvonne Fracassetti Brondino, Alain Fracassetti, La charrette à bras: ou l’histoire d’une famille italienne émigrée en France, L’Harmattan, Paris 2019)

ICI le compte-rendu de RAOUDHA GUEMARA